Jean CLAVREUL

EXTRAITS & INEDITS


Comme on peut le constater en consultant la bibliographie, un certain nombre des oeuvres de Jean Clavreul sont à ce jour inédites ou épuisées. Nous vous proposons ici des extraits de livres, articles ou séminaires. Cliquez sur les titres!



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ALICE


La rédaction de ce texte, inédit, date vraisemblablement des années 1950.



Elle est adressée dans le service le 1er juin, envoyée par un médecin d'un grand hôpital qui nous écrit :


« Cher ami,

Voici donc « Madame D. » admise hier aux urgences après une bagarre conjugale, fils en pension. Sortie de l'hôpital psychiatrique de M... il y a un mois. Ne prenant pas ses neuroleptiques depuis (elle s'était évadée d'ailleurs, mais on lui avait envoyé sortie et ordonnance par la poste). Actuellement subexcitation sur fond d'insuffisance intellectuelle. S'est commodément installée dans sa chambre. A fait sa petite lessive. S'est confectionné des chaussons dans deux bouts de chiffons et tricote des gants !... Dysomnie, anorexie, idées de persécution ayant un fond de réalité dans le conflit familial (famille antillaise, enregistrements, manoeuvres etc.) Vécu manifestement remanié par les prises en charge psychiatriques antérieures. L'hospitalisation est souhaitable et me semble a priori nécessaire pour débrouiller l'affaire.
Merci de ce que tu feras pour elle. Bien amicalement. »


Nous la recevons dans l'après-midi. C'est une femme jeune de 30 ans environ, mulâtresse, elle a le teint clair, cheveux coupés très courts. Elle a un beau visage aux traits réguliers comme sculptés, une bouche bien dessinée, sensuelle, le nez droit, des yeux immenses mais très mobiles, inquiets. Elle est petite, sèche, son chandail bleu sale et sa jupe froissée soulignent son aspect misérable, émouvant. Elle me donne une impression de détresse mais aussi de grande énergie, assise sur le bord d'une chaise, prête à fuir. Elle ne parle pas et réclame par geste du papier et un stylo. A mes questions : « Qui êtes-vous ? Que désirez-vous ? Que pouvons-nous faire pour vous ? » elle répond (voir l'original si nécessaire) :


« Je ne sais plus mon nom, ça reviendra peut-être, j'ai subi un grand choc moral. J'ai besoin d'une bonne nourriture, il me reste des médicaments que je prends le soir, un Artane à cinq, un Valium à un Binoctal, ne me dopez pas trop « car vous aurez la justice du ciel » ma vie privée ne vous concerne pas, de toute façon elle est sans remède.

Alice.

Il me reste que trois solutions, à vous de choisir honnêtement, la maison de fous à vie, une chambre que je puisse payer, ma soeur Marie-Thérèse et mon frère Geis (illisible) ont des choses sans remède, qui on ne peut écrire, je désire être à deux personnes, mais une personne gentille, je connais mon tempérament si je vois que je ne vais pas et que j'en ai besoin je vous en demanderai, je ne veux pas parler (le silence est d'or la parole est d'argent) j'ai subi je vous le répète un grand choc moral. Lorsqu'on m'a fait du mal qui m'a touché au coeur j'ai bien compris (chien échaudé craint l'eau froide) en plus de cela il y a des mensonges permis pas pour cela que je mens (mais les menteurs sont toujours crus, un tricheur c'est pire qu'un voleur)

Alice (nom de jeune fille) »


Déjà par ce message elle souligne les grands thèmes de son histoire avec nous. Elle nous interdit de nous mêler de sa vie privée. Elle veut participer activement à la prescription des médicaments. Je lui fais alors la lecture de la lettre du médecin qui nous l'a adressée, elle hausse les épaules. Elle semble heureuse d'être admise dans le service où elle va séjourner plusieurs mois, partageant sa chambre avec une autre patiente.

Il me faut ici décrire l'Institution pour tâcher de situer où se déroule cette histoire.le service est un bâtiment à deux étages, disposés en baïonnette.

Le coude central comprend, au rez-de-chaussée, la pharmacie, avec ses médicaments, donc les poisons à portée de main des « fous » qui par définition sont voleurs, mais aussi ses bonbonnes d'oxygène que « le moindre choc risquerait de faire exploser » ; qu'Alice s'avise de jeter un pot de fleurs non plus sur nous mais sur elles et c'est l'apocalypse final, du moins c'est ce qu'imagine le pharmacien-chef.

Les quatre unités couplées en deux étages sont reliées par le couloir central, il y a des portes partout, ouvertes, des ascenseurs, mais aussi des souterrains. on peut entrer de partout à la fois, pas seulement les soignants et les soignés, mais aussi les courants d'air, les assassins, les violeurs, les bruits, il n'y a pas de lieu privilégié dans le service où les « malades » puissent s'abriter de nous.

A chaque étage il y a 26 lits disposés en chambres de un, deux et quatre lits maximum. Dans les souterrains le distributeur automatique, lieu de rencontre privilégié, véritable agence de presse. Service mixte, situé dans un hôpital général, service libéré, avec toutes les rumeurs circulant sur lui : « C'est un bordel, plein d'ivrognes et qui volent dans les magasins de la ville car ils peuvent sortir librement. »

Les médecins viennent le matin, nombreux, huit à dix par étage, avec le patron, les assistants, les chefs de clinique, les internes, les externes, les stagiaires ; on a dit du service que « c'est le plus grand hôpital de jour pour les psychiatres de la Région Parisienne ». Enfin les infirmiers et infirmières, répartis en trois fois huit heures par jour.

Voici brossé le tableau, j'espère suffisamment confus pour donner une idée des difficultés de communication, contrastant avec la circulation si facile des rumeurs constituant un véritable délire, chronique de la société à l'égard de ses fous et des lieux où elle entend les faire soigner.


Ainsi donc, Alice se soumet assez volontiers au rituel de l'Institution, elle y introduira des variantes cependant?

Nous nous réunissons le matin pour parler des problèmes quotidiens, réunions variées, tristes ou gaies, ennuyeuses ou passionnantes. Alice y participera à sa manière.

Elle entre, elle sort, 20, 30 fois par matinée, ce qui finit par être irritant, elle nous injurie le plus souvent, nous sommes des salopards de l'avoir enfermée, moi plus qu'un autre de ne pas lui avoir trouvé une chambre en ville.

Phrases lancées violemment comme des balles.

Elle pose de nombreuses questions, sur la vie, sur la science, « Je n'ai pas fait d'études mais je suis calée ». En particulier elle nous expose sa théorie sur la Dialyse, à laquelle nous ne comprenons pas grand-chose.

Thermique basée sur la purification pour retrouver les « choses de la nature ». Elle purifie son pain avec de l'eau avant de le manger. « Vous êtes des intoxiqués, vous fumez ». «Vous ne pouvez pas me soigner, parce que vous êtes des blancs, et je suis plus calée que vous, dans mon pays je serais mieux ». Elle prépare elle-même son repas de peur d'être empoisonnée, elle vérifie scrupuleusement les médicaments prescrits qu'elle a demandés. Elle aide au service, fait le ménage, dessert à table, souvent si vite que les autres malades se voient retirer leurs assiettes avant de les avoir finies, ce qui provoque bien des incidents, gifles, colères, jets de bouteilles.

Elle devient pour tout le monde « l'emmerdeuse » trop active, fait le ménage toute la journée, balaie, lessive, même les murs, jette les plantes « car elles empoisonnent », et vient réclamer un pécule « comme à l'asile » mais chez nous cela n'existe pas.

Son mari vient nous voir au bout d'une semaine. C'est un homme petit, bien habillé, cravate, blazer. Il travaille comme postier. D'emblée, elle l'injurie, pleine de sous-entendus, avec une violence inouïe.

Il nous apprend qu'ils sont mariés depuis 9 ans, elle est très souvent malade, elle a été hospitalisée plusieurs fois dans des hôpitaux psychiatriques.

Ils ont un fils, Pascal. Comme sa mère est hospitalisée, il l'a placé dans un internat. A cette évocation elle repart de plus belle, entre, sort plusieurs fois, lui reproche de lui avoir volé son fils, il se montre très abattu, et en la désignant nous dit : « Qu'est-ce que je vais faire de cette chose-là ».

Entretien très pénible qu'elle écourte en claquant la porte ; nous lui proposons de revenir nous voir s'il le désire.

Nous sommes peu interventionnistes, plutôt que de poser des questions je pense qu'il vaut mieux savoir attendre, il faut savoir affronter l'angoisse de ne rien savoir, de ne rien comprendre. La manière dont est racontée l'histoire, l'évocation des événements marquants et la chronologie de leur apparition dans notre relation est très importante, disons que nous avons une « attention flottante, mais aussi une attitude flottante ».

Les entrevues avec le mari et Alice se succèdent au mois de juin, toujours très pénibles, incompréhensibles, chacun menace l'autre allusivement et nous sommes exclus de ces « disputes », en tout cas « ça fonctionne drôlement fort entre eux ».

M. D. nous reproche de ne pas donner assez de médicaments à sa femme. Il ne précise jamais l'heure à laquelle il viendra, elle attend anxieuse et l'injurie dès qu'il arrive : « Laisse-moi tranquille sagouin ». A cela il répond qu'il sera obligé de la faire interner ailleurs.

Je suis très découragé, je ne réponds rien, mais je le comprends. La semaine suivante nouvelle entrevue. Il vient avec son fils Pascal.

Alice se montre heureuse, mais aussi très anxieuse, elle s'agite, entre, sort sans cesse et nous décidons d'écourter l'entretien.

Par la suite le mari fait opérer Pascal de l'appendicite. Il n'ose pas prévenir sa femme, nous chargeant de le faire. Nous en sommes très embarrassés. A la nouvelle, elle se jette ne hurlant sur l'interne pour l'étrangler, nous traitant d'assassins.

Malheureuse Alice au bout de la misère et du désespoir, entre nous et elle, c'est la rupture, tous les jours elle nous agresse, hurlant dans le couloir, et nous sommes impuissants, comme elle ne veut pas de médicaments de peur d'être empoisonnée elle n'a rien.

Le mari voulant envoyer Pascal en colonie de vacances, nous le persuadons de la faire participer à la décision. l'entrevue est tragique. Ils ne se parlent plus, ne s'écoutent plus, nous ne pouvons même pas intervenir.

Alice lui reproche de l'avoir fait envoûter : « Tu as des amis bizarres qui te veulent du mal, ce sont des communistes ». « Sagouin, ils m'ont fait des choses dans la salle de bain au cours d'une soirée. La politique ça porte malheur ».

Il réplique qu'elle est folle de raconter « des conneries pareilles », il en a marre, on lui a caché qu'elle était malade, « sinon il ne l'aurait pas épousée ».

Elle quitte la pièce furieuse et lui reste là pitoyable, les yeux en larmes, et nous atterrés, désespérés.

Qui rend fou qui ?

On ne connaît pas grand-chose de ce qui s'est passé depuis leur mariage, les hospitalisations successives d'Alice sont évoquées sans précision.


Vers la fin juin.

Le mari revient avec Pascal, Alice reste avec lui : « Mon petit Callou » répète-t-elle, le cajolant. Elle l'emmène dans sa chambre, le déshabille, lave ses vêtements, veut les faire sécher au soleil et le rhabille tout mouillé. Le mari repart avec son fils. Il jure qu'il ne reviendra plus. Les infirmières sont très choquées de l'attitude d'Alice. Tout le monde pense que c'est la fin, l'internement, le matraquage de force par les neuroleptiques, la mort lente semble irrémédiable.

Adieu peut-être Alice, adieu pour toujours, Alice aux enfers.

Alice, qui appelle son fils « mon petit Callou », nous dira : « Il me fait très peur » ; A partir de cette date, elle va s'activer de plus en plus, elle déchire ses vêtements, s'habillant de haillons. Elle se promène toujours avec une grande valise fermée par une ficelle, un sac de plastique jauni à la main où elle garde ses croûtons de pain « dialysés ». Elle passe son temps à lessiver, balayer, vérifie les canalisations d'eau, arrache les fils électriques, débranche le chauffe-plat de peur qu'il n'explose ; tous les jours les incidents se multiplient, morsures, coups, injures. Elle devient la « folle du service ». Elle est la risée de tout l'hôpital, souvent elle sort de l'hôpital habillée de ses haillons, elle va faire la circulation et doit être ramenée de force malgré ses cris. Elle se sent en danger de mort, nous ne la protégeons pas, tout le monde lui veut du mal, il faut qu'elle surveille tout. Il se passe des « choses atroces la nuit », elle va d'ailleurs se coucher par terre sous le lit de sa voisine. Mais elle n'aura pas de médicaments puisqu'elle n'en veut pas.

Mais son mari veut la faire interner ailleurs.

Mais nous en avons marre.

Mais j'aimerais que ce cauchemar cesse.

Elle nous dit : «Vous feriez mieux de vous occuper moins de moi et plus des autres, parce que cela suscite des jalousies et je suis de reste ».

Mais Alice c'est vrai.

Elle répète toujours les mêmes thèmes : « Je suis la fille de ? et de ?, cousine de ? et de ? Je ne sais pas si je suis blanche ou noire. Mon père est noir musulman, ma mère blanche catholique, j'ai été élevée à l'assistance publique par des parents adoptifs ».

Seul son numéro de sécurité sociale qu'elle connaît par coeur lui donne un repère fixe quant à son identité. Et son mari qui nous menace de la faire enfermer, j'en ai marre aussi de celui-là.

Qu'ils aillent au diable tous les deux.

Il n'y aura pas un jour sans incident. Juillet arrive, je pars en vacances, ouf!


Pendant le mois de juillet, l'équipe excédée prescrit des neuroleptiques, elle devra les prendre devant nous, sinon elle aura des piqûres. Elle accepte contrainte. Mais tout le monde est convaincu qu'elle les conserve dans sa bouche et va les recracher après. On la mettra aussi en chambre forte, tout le monde a renoncé, tant pis pour elle. Mais cette chambre n'est pas si forte que cela, on oublie de fermer la porte, ou bien elle fuit par le vasistas, elle démonte le châssis de la fenêtre, elle quitte l'hôpital avec sa valise, elle est régulièrement ramenée de force soit par nous, soit par Police Secours, soit par son mari.

L'épreuve de force atteint son acmé, c'est une véritable lutte entre elle et nous, elle terrorise tout le monde, giflant, mordant, hurlant, menaçant de nous crever les yeux. A mon retour de vacances, je trouve cette situation très dégradée.

« Elle a installé sa dictature folle » devant laquelle nous semblons impuissants. l'équipe est en conflit aigu car nous ne sommes pas d'accord sur la conduite à tenir en ce qui la concerne. Je suis contre ce mode d'isolement dans une chambre forte et contre la prescription de médicaments contre son gré. Elle ressent très nettement ce clivage dans l'équipe et s'en montre très inquiète : « Vous n'êtes même pas d'accord entre vous ». On ne peut plus lui parler car elle hurle quand on l'approche, mais je supprime les médicaments et arrête l'isolement. Je lui dis : « Vous êtes une emmerdeuse », elle me répond : « Vous un salaud, sagouin, tu m'as fait enfermer, et ma chambre en ville sagouin ». Excédé je gueule : « Vous n'avez qu'à foutre le camp si vous n'êtes pas contente ».

Elle veut qu'on lui fiche la paix, après cet éclat, elle est un peu plus calme, mais redouble d'activité. Elle déchire et reconstruit ses vêtements, se fait apporter du linge par son mari qu'elle traite de la même façon (le linge et le mari bien sûr). Le contact étant quasi impossible avec elle, nous ne comprenons pas ce qui se passe. Des rumeurs alarmantes circulent sur elle dans tout l'hôpital : « C'est un véritable démon, elle monte sur les murs, passe par les vasistas, attaque les gens, circule dans les caves, casse tout, elle n'est nulle part, elle est partout à la fois ». Elle conserve une relation privilégiée avec une surveillante à qui elle écrit ce mot :

« Pour la surveillante : si je n'ai pas le droit de sortir ou pas confiance à ceux qui achèteront pour moi, j'ai suffisamment d'argent pour acheter ce qu'il me plaît je n'ai pas besoin de passer par mon cousin. on peut pari que nous avons subi un grand choc moral qui nous perturbe par moments plus que les médicaments du soir, nous connaître ces comédiens là. Alice (nom de jeune fille) »

Elle répète inlassablement son arbre généalogique, griffonne sur les murs.

Dans le service on commence à me reprocher de ne rien faire pour elle. A partir du 15 août, l'arrivée du Dr. G. Diatkine va arranger un peu les choses. Je suis devenu trop dangereux pour elle, mais je n'en ai aucune explication. Elle pense que Diatkine est chinois, il pourra lui donner du riz, elle peut communiquer avec lui un peu.Si bien qu'au cours des entretiens suivants avec son mari on peut la faire taire un peu. Il explique ainsi pourquoi il a mis leur enfant en pension, quand sa femme sera guérie elle pourra à nouveau s'occuper de lui. Le contact est enfin repris.

Le mari assume assez bien la situation et il continue à venir voir sa femme, et celle-ci continue à l'injurier. Elle est de plus en plus active, tout le monde a peur qu'elle s'épuise. Les infirmières du soir exigent que je prescrive des médicaments : « On ne peut pas la laisser comme ça ». L'une des infirmières du soir est enceinte depuis quelque temps et maintenant elle a peur de prendre des coups. Comme j'en ai marre d'être tous les jours obligé d'intervenir après une nouvelle connerie d'Alice, je promets de prescrire des piqûres, de force s'il le faut. Le lendemain, désabusé, j'annonce la nouvelle aux infirmières de jour qui refusent : « On ne peut pas prescrire des médicaments de force ». Alice est mieux supportée le matin. Nous décidons donc une réunion commune entre les infirmières du soir et du matin. A cette occasion il est convenu qu non seulement elle n'aura pas de piqûre mais en plus on supprimera les médicaments prescrits par voie buccale, tout le monde étant convaincu qu'elle les crache, et nous lui expliquons notre position. Elle semble rassurée, et pendant une dizaine de jours c'est le répit. Elle avoue d'ailleurs qu'elle allait cracher les médicaments, mais, nous explique-t-elle, comme elle les gardait un moment dans la bouche ils devaient bien avoir un peu d'effet.

Fin août nouvel entretien avec son mari. Alice l'agresse très violemment mais pour la première fois elle s'est assise à côté de lui, elle est à peu près nue, le provoquant, ce qui déclenche chez eux alternativement agitation et cris. Il lui reproche d'être habillée n'importe comment, elle répond qu'elle s'habille ainsi sur mesure. Il nous demande s'il peut l'emmener en week-end, elle en est heureuse, mais lui exige qu'elle s'habille normalement, elle accepte. Il vient donc la chercher deux jours plus tard mais la ramène au bout d'une demi-heure. C'est l'échec, peut-être avons-nous été trop pressés. Mais elle reste calme, expliquant que son mari l'a fait passer par un chemin détourné plein d'orties, comme s'il avait honte d'elle.

Elle passe son temps à reconstituer sa généalogie, qu'elle écrit sur son matelas et sur des bouts de papier. Elle recommence à nouveau à s'agiter. Une nuit elle se coupe les cheveux avec des ciseaux. Dans la matinée, ayant remarqué que le vide-linge peut s'ouvrir avec des ciseaux, profitant de ce que la porte est ouverte, elle s'y précipite, faisant une chute de trois mètres sans se blesser. Tout le monde est très bouleversé, on lui reproche de nous avoir fait peur. Elle nous dit avoir fait cela pour vérifier si c'était dangereux ; nous parlons de lui confisquer les ciseaux, elle refuse, nous disant de prendre aussi ceux des autres patients. Nous ne pouvons pas céder à une escalade de mesure policières. Aussi elle gardera ses ciseaux, et nous posons un cadenas, ce qui la rassure.

Pour la première fois depuis longtemps elle revient à la réunion hebdomadaire d'étage et se remet à communiquer avec les autres patients. Les périodes d'accalmie sont suivies de périodes d'une violence inouïe. Au cours d'un nouvel entretien avec le mari, on apprend que le père d'Alice est mort il y a plusieurs années. Il a été enterré selon le rite musulman. elle ne sait pas très bien si on a mis la pièce d'argent dans la bouche du défunt selon la coutume et elle dénie les affirmations de son mari. Elle a le sentiment que ses parents viennent la persécuter. On apprend aussi qu'à l'occasion de son mariage sa photo a été publiée dans un journal à la rubrique « Les mariés du jour », ce qui l'a angoissée terriblement. Par la suite elle révèle à une infirmière (laquelle à ce propos lui a finalement confisqué ses ciseaux) le secret de son père nourricier, qu'elle idéalisait et qui lui a confié au moment de sa mort qu'il était adultère ; ceci lui pèse. Elle rapproche ce secret du sien : elle n'était pas vierge à son mariage, « mais ce n'est pas ma faute, l'autre m'avait dit qu'il voulait m'épouser, je ne pouvais pas savoir qu'il mentait ». Surtout, un événement l'inquiète beaucoup : le retour de son fils de colonie de vacances : « N'est-il pas mort ? » demande-t-elle toujours. Comme elle a quelques revenus, on lui propose de participer au paiement de la pension de son fils, ce sera sa façon de s'occuper de lui, elle accepte très émue.


Mais les incidents se multiplient. Aussi un jour par exemple elle s'enferme de l'intérieur dans le vestiaire des infirmières qui s'imaginent le pire ; on lui demande de reprendre le chemin qu'elle a pris pour sortir, elle le refait et ouvre sans se faire prier.

Alice passe de plus en plus de temps à laver, elle maigrit, on a l'impression qu'elle se consume, nous commençons à envisager de la faire dormir par tous les moyens.

Le 14 septembre elle a frappé une infirmière. A mon arrivée dans le service, les infirmières exigent une intervention ; Je suis un salaud de tout laisser faire, si c'était un médecin qui prenait les coups cela se passerait autrement, hélas la suite allait montrer que c'était vrai. Furieux, je vais voir Alice : « Vous avez encore battu une infirmière, il faut que cela cesse ». « Sagouin » me répond-elle. « Vous êtes une emmerdeuse, cela ne peut plus durer ». Elle court à l'office, revient avec une assiette de purée qu'elle me jette à la figure, je vais me laver, pendant ce temps elle essaie de m'enfermer dans les lavabos, furieux j'ouvre violemment la porte décidé à lui casser la gueule. Terrorisée elle m'agrippe par les cheveux tandis que j'essaie de la maîtriser. Je lui dis : « Vous me faites mal », elle me lâche aussitôt et court se réfugier dans sa chambre, je m'y précipite décidé à ne plus la laisser faire, elle prend un balai et me menace. Je lui dis : « Je vous interdis de me frapper », elle le lâche, je lui dis que nous allons lui faire une piqûre pour la calmer, elle hurle, elle hurle. « Vous voulez me tuer ». Elle est comme une bête traquée, elle pleure pour la première fois peut-être devant nous : « Non, je suis médecin, je veux vous aider, laissez-vous faire ». Elle accepte en résistant cependant, nous la maîtrisons, à plusieurs, malgré ses cris, l'injection est faite. Nous décidons de lui faire un enveloppement humide. Elle se laisse déshabiller, cette scène est très pénible, la malheureuse est terrorisée : « Ne me tuez pas ». « Vous n'avez rien à craindre, nous allons vous emmailloter comme un bébé, après vous vous endormirez ».

Ainsi dans cette ambiance dramatique nous pratiquons sur elle un « Pack ». La technique est la suivante : avec le consentement du malade, après lui avoir expliqué ce dont il s'agit, celui-ci est enveloppé dans des linges mouillés à l'eau puis recouvert de couvertures. Dans un premier temps, le malade a très froid, frissonne, puis se réchauffe progressivement, les fantasmes suscités chez celui-ci, je les laisse à votre imagination. En tout cas, le patient va ressentir son corps. Il s'agit d'un véritable maternage, on le caresse, lui parle, lui donne du lait, il y restera le temps qu'il désire. Cette technique, que nous avons fréquemment utilisée, nous a donné des résultats extraordinaires pour calmer l'angoisse d'un malade, et par-là même, la nôtre. Nous surmontons ainsi notre impuissance par une intervention active au niveau du corps puis de la parole pendant les séances.

Au début Alice vit le Pack comme une chose dramatique, elle se voit comme dans un linceul, elle supplie, elle pleure, elle a peur d'être électrocutée, mais nous la rassurons, en lui disant que cela n'est pas notre désir, et puis de toute manière elle a arraché tous les fils électriques. Peu a peu elle se rassure. Elle assimile le Pack à une véritable dialyse, elle se purifie, elle crache les mauvaises choses. Au bout d'une demi-heure elle nous demande de la développer, et puis s'endort.

Il est décidé que les Packs seront répétés chaque jour quitte à les lui imposer au début. Chaque jour donc un Pack est fait selon le même rituel, et sans difficulté. Elle commence d'abord par refuser mais en même temps elle prépare elle-même le nécessaire.

Elle motive son refus en disant qu'elle priait pour nous ou bien qu'on pourrait lui faire un Pack juste pour les poumons et de toute façon « les jours se suivent mais ne se ressemblent pas ». Elle est transformée. Avant le déshabillage elle me fait sortir et s'assure que toutes les précautions sont bien prises, va-t-on la frictionner à la fin avec de l'alcool de lavande, ou de l'alcool camphré. Au cours du Pack, elle fait l'éloge de son mari, il est intelligent, et son éloge à elle aussi. Elle veut nous aider ; Elle peut nous apprendre des choses, par exemple : « Le trop de bananes donne la fièvre ». Elle m'injurie prétendant que je veux la violer. Je lui réponds que je n'ai pas besoin d'elle parce que j'ai des femmes ailleurs. « Ah bon » elle se rassure. Un jour, après le Pack, nous prenons ma voiture et nous allons faire des courses à Prisunic, parce qu'elle nous le demande. Au cours des Packs suivants tous les hommes ont été exclus, elle ne veut pas d'homme autour d'elle car « ils me rendent folle ».

Nouvelle réunion avec son mari, il y a des roses sur la table, que celui-ci a fait parvenir à sa femme par l'intermédiaire d'une assistante sociale. Il se demande ce qu'on a fait à sa femme pour qu'elle soit plus calme, d'abord très agressif, il se montre satisfait de son état. Il amènera peut-être l'enfant à l'hôpital dimanche. On a reparlé divorce, on a ressorti les vieilles rognes : la soirée chez les amis, la sympathie pour le parti communiste, les soeurs d'Alice qui n'ont pas été reçues, en particulier l'une d'elles qui avait besoin d'argent, le refus de M. B. ayant précipité sa déchéance, qui aurait quitté son mari et qui peut-être fait le trottoir, et Alice craint qu'on ne la force à faire le trottoir pour expier. Alice accuse son mari d'être jaloux, celui-ci s'en défend, alors elle l'agresse violemment, lui reprochant de n'être pas jaloux donc d'être indifférent, donc de ne pas l'aimer et d'encourager tous les hommes à faire l'amour avec elle.

Au cours d'un Pack suivant on parle beaucoup de sa soeur Louise qui a eu un rachitisme, comme elle mais beaucoup plus grave. Louise a conservé les jambes tordues et elle doit porter des robes longues. En expiation Alice doit porter des robes très courtes. Son fils est venu la voir, elle nous dit qu'elle a cru mourir en le voyant, elle croyait qu'il était mort. Elle se sentit mourir du coeur, d'où sa demande de prise de tension et la prescription d'un régime sans sel.

Mais vers la fin de septembre elle se montre beaucoup plus énervée. Elle est montée dans la voiture d'un chef de clinique lui déclarant qu'elle veut être « sa bobonne et sa bonne ». Elle ne veut plus être appelée Alice, mais Aline, elle nous révèle qu'Aline est « sa fille morte de ses règles ».

Elle passe un nouveau week-end chez elle, celui-ci se déroule très mal, elle est ramenée par la police. Au cours du Pack du lundi elle raconte ce qui s'est passé. Elle a refusé de se coucher dans le lit conjugal. Elle n'a dormi que deux heures sur le canapé. Elle a construit des barricades avec des meubles contre les voisins, elle avait très peur du réchaud à gaz et a fini par s'enfuir par la fenêtre et la police l'a ramenée à l'hôpital sur sa demande. La surveillante à qui elle avait écrit un mot au début vient de rentrer de vacances, Alice avait cru qu'elle était morte. Elle lui révèle qu'un patient lui a volé son carnet d'adresses, par conséquent il peut attaquer son mari.

Au cours d'une réunion suivante en présence du patron, elle est d'abord terrifiée par lui, l'agresse verbalement, lui arrachant ses lunettes, finalement elle se calme. Il est longuement question du fait d'être à la fois noir et blanc et du danger de la fin du monde qui résulte de la fusion de ces deux extrêmes, sous la forme d'être musulman. Le danger est redoublé en ce qui concerne l'enfant qui peut sortir de son ventre. Elle se plaint qu'une infirmière a profité de son absence pour lui prendre ses « âmes ». En l'occurrence un manche à balai dont elle s'est servie contre un autre malade.

Elle repart en week-end puis a fugué. Elle s'est retrouvée à Lariboisière où elle s'est présentée sous le nom d'Alice Romanichelli. On nous l'a rendue complètement ensuquée de neuroleptiques. Au cours du Pack suivant elle nous explique ce qui s'est passé. Dans sa fugue elle a « levé » deux hommes, elle avait ses règles, elle a été saisie de panique. Elle a trouvé de la peinture marron dans une poubelle qu'elle a jetée à la figure de ses amis de rencontre, elle nous parle des trois Alice.

« La vraie, la folle et la normale ».


Les Packs sont faits moins régulièrement mais souvent elle les réclame elle-même parce qu'elle ne se sent pas bien. Vers la mi-octobre son mari assistera au Pack. Ils pensent ainsi communiquer. On parle de sa peur du diabète. Les médecins de l'hôpital psychiatrique lui avaient demandé si ses parents n'étaient pas diabétiques. Allez savoir? Son état s'améliore ainsi de façon spectaculaire. Elle prolonge les week-ends chez elle. Le mari envisage de reprendre leur fils Pascal, Callou, comme elle l'appelle : « Callou, mon petit Callou », en martiniquais cela veut dire pénis.

Finalement elle quitte le service définitivement vers la fin octobre. Cela fait de longs mois déjà, elle revient régulièrement nous voir avec son fils et son mari tous les deux mois. Elle évoquera son calvaire dans le service et la chance d'avoir pu y faire ce qu'elle a voulu, cela lui a permis de comprendre, Alice, pas nous, en tout cas.



LE FANTASME ESCAMOTABLE


Note de Daniel WEISS, qui a dactylographié ce texte à partir du manuscrit : (…) C’est le texte d’une conférence prononcée à Strasbourg. La date n’en est pas précisée, mais les ouvrages cités laissent à penser qu’elle remonte à 1985 ou 1986 (peut-être dans le cadre du séminaire Désir et Fantasme qui se tenait à Strasbourg à ce moment-là). Les mots ou expressions en italiques sont soulignés dans le texte manuscrit (sauf citation). Je ne suis pas parvenu à déchiffrer quelques mots, je les indique en italiques entre crochets.


J’espère que ma petite note introductive vous aura incité à lire le livre de Jeffrey Masson Le Réel escamoté. C’est un très mauvais ouvrage et c’est pourquoi il faut le lire. Il faut se méfier de notre tendance – encouragée par les principes de l’enseignement universitaire – à ne lire que de bons ou très bons livres. Cela nous incite à une attitude de dévotion à l’égard du texte écrit que ne mérite aucun auteur, aucun texte, même s’il s’agit de la Bible. On en arrive à ne même plus s’apercevoir des bourdes absolument fantastiques quand un auteur a été placé au-dessus de tout soupçon.


Pour vous mettre en éveil je vais donc vous lire – à titre d’exemple – la fin du chapitre sur Ferenczi :


Ferenczi fait ici allusion à la déception de Freud lorsqu’il se convainquit que les “scènes” de séduction qu’il avait d’abord crues vraies étaient des mensonges. Mais il n’y avait là aucune raison d’être déçu car personne n’avait menti à Freud. Ce qui est décevant c’est son incapacité à croire ses patients, car ils lui disaient la vérité. Les mensonges venaient de Freud et de tout le mouvement psychanalytique. Ferenczi, en 1932, fut le seul homme à n’être pas complice de ce mensonge.


Comme vous avez pu le lire, notamment dans une interview donnée à L’Ane, Jeffrey Masson est un personnage extrêmement brillant, polyglotte, grand voyageur, ayant fréquenté la rue d’Ulm, faisant des études sanskrites et hébraïques, se lançant dans des études approfondies sur les origines du mouvement psychanalytique, travaillant maintenant sur la psychiatrie du XIXe  siècle. Il a reçu une formation psychanalytique et les instances psychanalytiques les plus élevées lui permettent notamment d’avoir accès à la correspondance Freud-Fliess dont il a fait l’image que vous savez. Bref, en lisant L’Ane, on pourrait se demander s’il n’est pas encore plus brillant que son interlocuteur, J.-A. Miller lui- même.


Par un ami américain, j’ai eu connaissance des réactions qu’ont suscités les travaux de Masson. Elles sont considérables dans tout le milieu analytique et le milieu intellectuel. Il s’agit d’une véritable lame de fond. Ce qui m’a paru le plus étrange c’est la débilité des critiques qui lui ont été adressées. Pris très au sérieux par les ennemis de la psychanalyse, mais ceux qui l’attaquent ne valent pas mieux : Masson est décrit comme un personnage narcissique, ambitieux, et n’ayant pas une assez longue expérience de la psychanalyse pour avoir un avis respectable sur le fameux traumatisme sexuel infantile. Et les grands pontes de la psychanalyse d’argumenter gravement sur la fréquence du dit traumatisme dans l’enfance des névrosés.


Bref, les psychanalystes sont entrés entièrement dans la problématique posée par Jeffrey Masson, celle qui tend à opposer “fantasmes” et “réalité”, “fantasme” étant donc le synonyme de “non réel”, “faux”, “menteur”, “imaginaire”, “futile” [un mot illisible ici, peut-être “théorie”] “fiction”. Or ceci, me semble-t-il, ne pourrait être accepté par aucun psychanalyste lacanien… ! Et  pourtant cet infime détail semble avoir échappé à l’interviewer de L’Ane. Ce qui ne va pas sans nous interroger, nous aussi, nous qui croyons parfois que nous sommes, grâce à Lacan, à l’abri de certaines âneries.


Ce qui est tout à fait étrange c’est que la discussion autour des théories de Masson en vient pratiquement à établir ou à réfuter l’existence et la fréquence des séductions et agressions sexuelles. Or, il est évident qu’en toute rigueur, il suffit qu’une seule fois des troubles névrotiques se manifestent alors qu’il n’y a eu ni agression ni séduction sexuelle, pour que la théorie du traumatisme ne puisse être invoquée en tant qu’étiologie. C’est du reste précisément en cela que la démarche de Freud doit être déclarée scientifique au sens où K. Popper parle de la science. Freud a, au sens le plus strict, appliqué le principe de la falsification à l’égard de son premier énoncé sur l’hystérie. Falsification ne voulant pas dire rejet du dit énoncé, mais nouvelle formulation permettant de commenter un événement de façon plus précise et féconde.


Je m’explique. Telle patiente n’a subit aucun traumatisme sexuel de la part de ses parents et nous le confirme toujours après plus de cinq années d’analyse. Mais j’apprends aujourd’hui qu’elle est la seule dans ce cas dans une fratrie de six enfants, tous les autres ayant été battus comme plâtre et traités avec un sadisme évident par le père. Si elle ne m’en a pas parlé jusqu’alors c’est, dit-elle, parce que ça c’était le problème des autres, pas le sien. Pourtant, c’est bien en raison du fantasme « Mon père va me battre, me violer » qu’elle a été contrainte, pendant toute son enfance, d’être la plus jolie, la plus intelligente, la plus artiste, etc… Et aussi qu’elle a gardé la conviction que sa réussite actuelle est non seulement une tricherie, mais aussi, et surtout, une lâcheté, liée au refus de se plier au fantasme évidemment sadique de son père. Alors cet affrontement, elle a bien fini par l’assumer à l’adolescence, en affichant une liaison avec un Maghrébin, de façon à bien choquer le père, et aussi en échouant à ses examens de Faculté. Mais, bien entendu, ce n’est pas cela qui a suffi à lui faire rencontrer son fantasme. Car si le fantasme a été agissant, c’est seulement dans la mesure où il était inconscient parce que désiré (« il ne me concerne pas, il concerne mes frères et sœurs »). Il a agi comme un “charme” et le charme aurait été rompu si, dans l’enfance de ma patiente, le père avait eu le moindre geste d’impatience, une simple gifle, insignifiante comme on dit, mais qui aurait été précisément signifiante… de ce que la petite fille avait une place comme tout autre dans la fratrie. Fantasme donc d’autant plus fort que pas de traumatisme réel.


Prenons un cas inverse. Telle autre patiente a subi le maximum de l’agression séduction sexuelle puisqu’elle ne peut même pas situer à partir de quel âge elle avait régulièrement des relations sexuelles avec son père. Il en était de même pour ses deux sœurs, et ceci avec la complicité évidente de la mère qui faisait des ménages pour que tout ce petit monde puisse vivre dans un état de misère effroyable (parce que le père, après avoir été flic quelques années, ne travaillait plus). Ceci a eu des conséquences dramatiques pour une des sœurs qui s’est jetée dans un puits, et pour l’autre sœur qui a des troubles psychiques très graves. Mais pour ma patiente, finalement, elle ne s’en est pas si mal tirée. Elle a travaillé quelques années chez Mme Claude, c’est-à-dire dans la prostitution de luxe. Elle a fini par épouser un homme très riche et très puissant et elle fait assez bonne figure dans la haute bourgeoisie qu’elle fréquente. Pourquoi ? Et bien ma patiente me l’a expliqué comme si j’étais un peu demeuré de ne l’avoir  pas compris :  « Monsieur, me dit-elle, ce qui s’est passé c’est que j’ai dénoncé mon père à la police pour la simple raison que je commençais à prendre du plaisir à ces relations sexuelles avec lui. » Autrement dit, c’est bien parce que l’agression sexuelle allait cesser d’en être une que ma patiente a mis fin à cette histoire, tout de même peu banale. Car il ne s’agit pas de sous-estimer l’importance de l’événement historique dont la réalité est indiscutable, mais ceci ne doit pas nous fasciner au point de méconnaître que l’événement n’a de portée qu’en fonction de la place qu’il occupe pour nourrir et entretenir le fantasme.


Il est bien certain qu’il n’y a aucune psychanalyse possible sans théorie sur le fantasme, sans l’idée que le fantasme, notamment à la faveur d’une analyse, puisse être remanié. De là à en conclure que les psychanalystes ont besoin du fantasme parce que c’est avec cela qu’ils tiennent boutique, il n’y a qu’un pas, vite franchi par tous ceux qui nous mettent dans la catégorie des marchands d’orviétan. D’où la crainte que j’ai évoquée que le fauteuil du psychanalyste soit un siège éjectable. Et après tout, cela n’est-il pas un fantasme qui habite le psychanalyste ? C’est ce que nous devons étudier.


On comprend bien pourquoi Freud, à l’aube de la psychanalyse, a avancé la théorie de la séduction, du traumatisme sexuel infantile. C’est pour une raison très simple, c’est parce qu’il se voulait un scientifique, et que la science, en cette fin du XIXe siècle, était bien persuadée que sa vocation était d’accéder au réel. Idée que n’a jamais complètement abandonnée Freud, idée qui reste la plus répandue. Alors peut-être bien que la première question à se poser est de savoir s’il ne s’agit pas là d’un fantasme, le fantasme du scientifique.


Ainsi la démarche première de Freud, celle qui tendait à établir un lien de causalité entre traumatisme sexuel infantile et hystérie, cette démarche s’inscrit tout naturellement dans cette idée que la science se faisait d’elle-même. Mais ce qui appartient à son génie propre c’est d’avoir su reconnaître que cette théorie du traumatisme ce n’était pas la sienne mais celle des hystériques. Et cette théorie il a appelé ça le fantasme.


Nous ne pouvons échapper à l’accusation d’être des illusionnistes pour la seule raison que nous touchons de près à l’illusion. Et puisque je vous proposais tout à l’heure de porter attention à un livre mauvais, je ferai allusion maintenant à autre chose, mais non moins stupide, dit devant des millions de téléspectateurs par un savant, Debray-Ritzen, en colère contre les psychanalystes. Il a sorti comme ça l’argument massue, qui fait figure de démonstration, sur la très grande fréquence des jumeaux homozygotes qui sont homosexuels l’un et l’autre. Ce qui est tout à fait étonnant dans l’affaire, c’est que l’argument fait mouche (et d’ailleurs c’est bien pour cela qu’il est donné). Chacun se prend à penser que ce fait efface toutes les billevesées des psychanalystes. Et je ne suis pas persuadé que des psychanalystes eux-mêmes, en une telle circonstance, ne sentent pas souffler le vent de la défaite. Il est en tout cas infiniment probable que les propos de Debray-Ritzen (et ceux de Masson) sont liés à leur conviction profonde et presque certainement sincère, honnête, qu’ils disent là quelque chose de vrai, de sérieux.


C’est là qu’il y a quelque chose de très important à saisir. Si ces personnages étaient d’ordinaire crapules, cherchant à manipuler un public crédule pour vendre leurs livres et conquérir de la gloire, il est probable que ça ne marcherait pas aussi bien leur affaire. Or, si nous sommes tous plus ou moins ébranlés, ne fût-ce qu’une seconde, c’est bien parce qu’ils touchent à notre fantasme concernant le réel.


Il est évident que l’affaire  des jumeaux homosexuels n’ébranle en rien la psychanalyse. Parce que pour Freud, l’anatomie c’est le destin, parce que l’enfant, dit Lacan, est situé d’abord dans le désir de ses parents et dans une lignée symbolique, on n’a aucune raison de penser que les jumeaux homozygotes fonctionnent différemment, d’autant que le jeu de miroir qu’ils se renvoient ne peut que les enfermer dans une même isolation. Surtout nous avons toute raison de penser qu’ils occupent la même place dans le fantasme de l’autre. Et bien plus, le fantasme de l’autre se trouve renforcé du fait même qu’ils sont jumeaux. Pensez donc au Dr. Mengele ! Il ne faudrait pas pour autant en conclure que la gémellité favorise le masochisme et offre les jumeaux aux expérimentations du fameux Docteur. D’autant que nous n’avons aucune raison d’accuser celui-ci de sadisme. Il continue sa vie heureuse et honorable malgré l’opprobre. Car c’est ainsi. En dépit d’un patrimoine génétique identique, et d’une même histoire infantile, un tortionnaire peut devenir un honnête bourgeois.


Proposition qu’il faut aussitôt retourner : un honnête bourgeois peut devenir un tortionnaire. Je ne dis pas cela seulement pour faire échec aux théories de Debray-Ritzen qui rejoignent celles de Mengele. Je dis cela aussi pour les psychanalystes, trop prompts à trouver des explications psycho-génétiques qui sont aussi absurdes que les théories organo-génétiques. Pour en finir avec cette histoire de jumeaux homozygotes, disons qu’il suffit qu’une seule fois on trouve un jumeau homosexuel et l’autre homosexuel pour que non seulement les théories de Debray-Ritzen, mais aussi celles qu’on entend habituellement énoncer par les psychanalystes, ces théories se trouvent entièrement controuvées, pulvérisées. Et, tout de même, ce cas n’est pas bien difficile à trouver.


Bien sûr, nous, les lacaniens, nous allons dire que nous avons une théorie plus fine, que des jumeaux n’ont pas le même prénom, qu’on aura raconté que l’un est né avant l’autre, que l’événementiel a pu être différent etc… Il n’empêche. La bêtise ne nous épargne pas. L’autre jour, je faisais remarquer à quelqu’un qui avait réuni un remarquable sottisier des choses dites par les psychanalystes qu’il aurait du aussi faire le sottisier des conneries dites par les lacaniens.


Pour ma part, j’en possède un, et très fourni, mais je ne vous le donnerai pas pour la simple raison que si je le faisais on m’accuserait de faire de la politique contre le groupe d’à côté. Et puis je m’exposerais à ce qu’on fasse le sottisier de mes copains et de moi-même, ce qui serait bien désagréable.


Il ne faudrait pourtant pas que nous escamotions le débat sur la bêtise. Gluksmann n’a pas de difficulté à la dénoncer, mais il passe à côté de l’essentiel parce qu’il oppose la bêtise à l’intelligence. Or la bêtise c’est tout autre chose, ce n’est pas une question de Q.I. ou de travail, de réflexion. C’est une passion, et une passion particulièrement tenace si on en juge par le nombre de sottises qui ont été dites par des gens intelligents.


Lacan en a dit quelque chose dans Télévision. Il disait que «La canaillerie, ça débouche sur la sottise ». Il n’en a pas dit plus. Tout ce que nous pouvons en dire de plus c’est qu’il l’a dit, bien sûr, à celui qui l’interviewait. Et il le disait aussi à nous tous qui l’écoutons, qui le lisons. Pour ma part j’ai interprété ça un peu bêtement, j’ai pensé que ça discréditait les canailles parce que ceux-là disaient des bêtises. Et bien, je me trompais, il est évident que les pires bêtises peuvent être dites publiquement [deux mots manquent] ça ne discrédite jamais quelqu’un !


Aujourd’hui je dirais : au contraire ! Et il me semble que cela mérite d’arrêter notre attention un moment. Parce qu’il ne suffit pas de s’esclaffer, se scandaliser par le spectacle que nous donnent par exemple les hommes politiques dont la popularité ne fléchit nullement quand ils disent des bêtises et des platitudes. Parce que ça se passe aussi chez nous, cela mérite qu ‘on s’interroge.


Cela tient à ceci, c’est que le « moi Idéal » du psychanalyste, comme de l’intellectuel en général, c’est l’intelligence. Il faut absolument être intelligent, se montrer le plus intelligent possible. Ça ne se discute pas. Mais ça, c’est la dimension imaginaire, celle qui concerne le Moi et ses idéaux. Mais il y a lieu d’opposer la dimension symbolique, à celle de l’exercice de l’intelligence. Or rien n’est plus dénarcissisant que l’exercice de l’intelligence. Freud l’avait bien noté que Galilée d’abord, Darwin ensuite en avaient fichu un sacré coup pour l’orgueil de l’homme en lui montrant la toute petite place qu’il occupe dans l’univers. Et il disait que les psychanalystes, après la découverte de l’Inconscient faisaient de même. Mais ça ne suffit pas de dire les choses ainsi, parce que le savant peut après tout se renarcissiser devant le spectacle de sa découverte et donc de sa propre intelligence.


Avec la pratique de la psychanalyse c’est de toute autre chose qu’il s’agit ! Parce que c’est à chaque moment que nous sommes confrontés à notre peu de savoir, notre peu de technique et surtout au fait que ce que nous réussissons de mieux c’est toujours en dehors de toute maîtrise et presque à notre insu. Quand un analysant vous dit :  « Un jour vous m’avez dit que… » est-ce que  vous ne tendez pas le dos en attendant qu’il vous raconte une énorme bêtise ? Il arrive d’ailleurs qu’on ait jamais dit une chose pareille, qu’on ne peut pas l’avoir dites. Mais ça ne fait rien, puisque c’est ça qu’il a entendu, et d’ailleurs que ça a eu, il nous l’assure, les effets les plus positifs. Mais tout de même, cela est bien gênant, bien blessant. D’autant plus que nous ne pouvons pas nous dispenser d’en faire la théorie ! De faire la théorie de ce qui marche et de ce qui ne marche pas dans les cures que nous conduisons. La théorie de ces interventions bizarres, souvent boiteuses que nous avons faites. Lacan disait : c’est quand le psychanalyste dit une bêtise que les analyses avancent. Il parlait ainsi de lui.


Et bien ! ce que nous arrivons à formuler en théorie sur un cas est toujours ou presque, très médiocre, très insuffisant. Je ne dis pas ça par modestie, vraie ou fausse, car je suis au contraire persuadé être de ceux qui y réussissent le mieux. Mais c’est très insuffisant pour la seule raison que les avancées théoriques les plus sophistiquées, les plus savantes, sont très en deçà de ce qu’il faudrait pour donner une interprétation à peu près cohérente d’un cas. Du reste je ne vois pas du tout comment il pourrait en être autrement. Dans un demi-siècle, il est probable qu’on sera beaucoup plus avancé, qu’on ne se contentera pas de réciter seulement Freud et Lacan. Et puis, s’il n’en était pas ainsi, si nous étions en possession d’une théorie achevée, nous ne serions que les officiants d’une doctrine et je ne vois pas du tout quel intérêt nous soutiendrait encore dans la pratique de la psychanalyse.


Je ne perds pas de vue la question du fantasme puisque je suis en train de vous parler du désir de l’analyste. Je mets en question son fantasme de propriété. Il s’agit de la propriété de la théorie analytique. On en parle beaucoup dans les milieux analytiques. On dit même que nous sommes les héritiers de Freud, ou de Lacan, que nous sommes leurs fils, et chacun de rivaliser de légitimité. Et chacun de rivaliser, en oubliant tout simplement ce que Lacan disait : « Il n’y a pas de propriété intellectuelle ».


Ce qui est très curieux, avec les œuvres des psychanalystes, c’est qu’une telle propriété semble brûler les doigts des héritiers. Un demi-siècle après la mort de Freud, nombre de ses œuvres ne sont toujours pas traduites en français. Quant à l’établissement des séminaires de Lacan, au train où vont les choses, leur publication sera achevée en l’an 2030. C’est à cela qu’on s’aperçoit que le Droit dit quelque chose : la jouissance d’un bien, ça signifie seulement qu’il est interdit aux autres d’y toucher. Mais pour le propriétaire lui-même le Droit ne dit rien, si ce n’est « usus, fructus et abusus », c’est-à-dire que la possession d’un bien c’est l’imaginaire.


Le fantasme de propriétaire que peut avoir le psychanalyste, c’est celui de se servir de la théorie comme un “vade-mecum”, qui lui permettrait de se sortir des situations embarrassantes que lui pose sa pratique. Avec en arrière-plan l’idée que plus il en aura, mieux ce sera. Et c’est bien là que nous retrouvons cette canaillerie qui nous laisse sourds et aveugles devant l’étalement de la sottise pour peu qu’elle soit proférée par des maîtres censés détenir le savoir, et censés par conséquent en distribuer des miettes à ceux qui viennent leur faire des courbettes. Il s’agit finalement de considérer la théorie psychanalytique comme un savoir, un bien dont chacun distribue des bouts à plus petit que soi. Pour dire les choses plus clairement, il s’agit de constituer le savoir comme un objet (a) dont on assure avoir la possession, au moins partielle.


Est-ce cela la fameuse traversée du fantasme dont on parle tant, comme si la psychanalyse didactique avait pour but d’en amorcer l’appropriation par l’élève ? Comprise ainsi, l’analyse didactique ne se distingue en rien d’une épreuve initiatique… et de plus le fonctionnement des institutions ne diffère en rien de celui des sectes. Ce qui implique que soit proposé un modèle de psychanalyste idéal ayant accédé à une sorte de sainteté, l’onction pouvant cependant être donnée selon des règles secrètes aux plus jeunes, et selon un cursus hiérarchique. La carrière du psychanalyste se caractérise ainsi par le franchissement des divers gradins de la hiérarchie.


J’ai dit “gradin”, mais j’aurais pu dire “gredin”, car il ne s’agit alors bien évidemment que du progrès accompli dans la canaillerie. Il ne faut pas s’étonner qu’une telle proposition faite aux élèves ait du succès, et c’est pourquoi je pense qu’il ne faut pas tenter de rivaliser avec les sociétés psychanalytiques voisines, qui proposent un tel cursus. On avait dit que Lacan avait eu une formule bien dangereuse en disant : « le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même ». On aurait mieux fait de réaliser qu’en disant de la place du psychanalyste qu’elle est celle de l’imposture, il allait encore beaucoup plus susciter de vocations. 


C’est tout de même une fameuse question que celle de l’imposture. Souvent les psychanalystes semblent consacrer l’essentiel de leurs efforts à montrer qu’ils n’ont rien à voir avec l’imposture. Alors ils sont d’un dévouement extraordinaire à l’égard de leurs clients, ils leur consacrent beaucoup de temps et vont jusqu’à en faire théorie. Et puis ils travaillent, ils se réunissent beaucoup. Et aussi ils s’efforcent de construire la théorie en béton armé qui expliquerait tout. Et c’est le dogmatisme. Mais tout ceci n’est pas bien convaincant et ressemble à autant de divagations.


Au fond, le fantasme du psychanalyste ce serait de pouvoir être un scientifique, et c’est là que ça achoppe. Bachelard disait que « les scientifiques constituent l’internationale des travailleurs de la preuve ». Et bien ! Nous n’en sommes pas, et si nous voulons forcer notre talent, nous ne pouvons que nous ridiculiser. Par contre, nous avons quelque chose à dire sur l’administration de la preuve. Vous vous souvenez de ce qui est arrivé à cet homme dont l’analyste voulait lui administrer la preuve qu’il n’était pas un plagiaire. Cela l’a précipité dans cet “acting-out”, assez innocent du reste, qui consistait à aller manger des cervelles dans un restaurant proche de chez son analyste. Il démontrait ainsi que le fantasme, soit celui d’être plagiaire, ça résiste à la preuve, à la démonstration du contraire. Et ceci nous renvoie à la question cruciale, décisive dans toute analyse, celle du complexe de castration. C’est-à-dire qu’on peut bien savoir que sa mère n’a pas de pénis, ça n’empêche pas que le fantasme continue de lui attribuer le phallus. On sait bien que son propre pénis ne tombera pas, ça n’empêche pas qu’on le craigne etc…


Ceci nous permet de situer notre position à nous analystes. Nous recueillons un reste, ce qui subsiste après la preuve, c’est-à-dire le fantasme qui vient nous dire que la question du réel ne se confond pas avec une épreuve de réalité, que le désir est toujours un défi à cette réalité-là. Au fond, ce que les psychanalystes peuvent dire, c’est que le fantasme n’est pas escamotable, et que la seule folie que nous puissions dénoncer, ce serait d’espérer l’escamoter, notamment par l’analyse. Car cet escamotage, ça ne pourrait être rien d’autre que de s’approprier, de faire sien ce fameux objet (a) qui est au bout du fantasme. Finalement c’est à cela que tient cette étrange liberté qui possède le fou alors que lui-même ne la possède plus.


Nous travaillons sur ce reste qu’est le fantasme, étant entendu que nous ne l’approchons qu’à travers les témoins de ce reste, c’est-à-dire les symptômes, les rêves, les lapsus, les acting-out etc… Mais nous ne sommes pas pour autant ces préposés à la voirie qui auraient pour tâche d’assurer l’évacuation de ce reste, comme on vide les poubelles. Et il y a bien là le lieu même où se joue l’éthique du psychanalyste. Si nous nous faisons nettoyeurs de poubelles, si nous faisons la toilette du transfert c’est bien là que nous nous faisons les agents de l’adaptation à la société. Ceci n’étant pas seulement à entendre comme adaptation à la société capitaliste, à l’“american way of life” etc… Pour ce qui nous concerne, nous psychanalystes lacaniens, cette adaptation prend un nom, prend forme de théorie qui est : soumission au discours, assujettissement.


Cela se dit ainsi : le Sujet, c’est ce qui se représente par un signifiant auprès d’un autre signifiant (légère déformation de la formule de Lacan). Le Sujet n’a rien d’autre à faire, au cours de son analyse, qu’à reconnaître son assujettissement et à en tirer les conséquences. Au fond, tous les malheurs viendraient de ce qu’on se refuse à cet assujettissement, autre manière de parler de la résistance. Les conséquences, c’est qu’il n’y a d’autre issue pour le Sujet que de s’engager dans le militantisme en faveur du discours. Or ceci c’est la position religieuse, parce qu’elle établit la supériorité et l’absolutisme du discours, de la chaîne signifiante, du texte sacré, Bible ou Ecrits de Lacan.


Mais le fantasme, précisément, ça vient de ce que le sujet échappe au discours. C’est que le fantasme ça  dit au moins ceci : « Tu me dis ceci… mais que veux-tu, que me caches-tu ? ». Car le monde n’est pas enfermé dans le symbolique – sauf dans le discours religieux – et précisément, le réel, le réel lacanien, c’est ce qui échappe au symbolique et à l’imaginaire et c’est ce dont témoigne le fantasme. C’est pourquoi il ne saurait être question pour le psychanalyste d’ignorer le fantasme, mais bien au contraire de le prendre en compte, parce que nous introduisant au cœur même de ce que constitue le réel.


Ce réel, qu’est-ce que c’est ? L’autre jour à Besançon, j’évoquais ce fameux “punctum diabolicum”, ce stigmate, ce signe qui témoigne du point où le diable a pénétré dans le corps de la sorcière. Ça a eu des conséquences considérables cette exigence du théologien. Pour la science et son souci du réel. Pour la médecine et l’anatomie pathologique. Pour les sorcières, qui finalement ont été déclarées folles, hystériques.


Mais j’aurais pu aussi bien évoquer le fameux“signe de Caïn”, qui n’est pas du tout un stigmate infâmant, mais au contraire le signe de la protection de Dieu qui protège ainsi Caïn contre la colère des hommes. C’est une curieuse histoire que celle de Caïn, parce que tout de même, tout remonte au fait que Yaveh a refusé le cadeau de Caïn, alors qu’il avait accepté le cadeau d’Abel, et ceci a déclenché la fureur meurtrière de Caïn contre Abel. Au moins on peut dire que Caïn et Abel n’étaient pas des jumeaux homozygotes, et les commentateurs expliquent que Yaveh a voulu marquer sa préférence pour le plus faible, le cadet des deux frères. Peut-être, mais peut-être aussi que Dieu préférait le mouton aux céréales. Qui donc peut dire ce qui fait la jouissance de Dieu ?


Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que Caïn n’a pas interrogé la jouissance de Dieu et s’en est pris à l’intrus son frère. Ce qui est sûr aussi c’est que les religieux de tous bord en ont tiré la leçon : il vaut mieux tuer son frère que de goûter au fruit de l’arbre de la connaissance. Mais il n’y a pas que les guerres de religions. Les luttes fratricides n’épargnent pas les psychanalystes. C’est que, là aussi, on ne veut pas toucher à l’arbre de la connaissance. On laisse à Dieu le Père l’exclusivité du savoir. Il faut qu’il y ait au moins un Sujet-supposé-savoir, qu’on ne s’autorisera pas à destituer de sa jouissance supposée.


La dévotion à l’égard du Sujet-supposé-savoir ne peut pas s’expliquer chez les psychanalystes par de simples considérations sociologiques. J’avais été très intéressé quand Pierre Legendre m’a expliqué que le dogme de l’infaillibilité pontificale n’était nullement destiné à asseoir l’autorité du pape, mais au contraire à la limiter. En effet ça oblige le pape à ne pas trop se contredire, à tenir compte de ce qu’il a dit avant, lui ou un autre pape. C’est une limite à l’arbitraire. Mais chez nous psychanalystes, ce n’est pas, ce ne peut être un but. Néanmoins, il n’est pas douteux que les lacaniens ont, à l’égard de la citation lacanienne, un respect, une dévotion dont on chercherait en vain l’équivalent chez les exégètes, théologiens, rabbins et talmudistes. Il est certain que c’est pour lui-même que le psychanalyste tremble. S’il perd la rampe, ne va-t-il pas sombrer dans les ténèbres, le chaos ? Cela dit, s’il y a quelque chose de stupéfiant dans ce rapport au texte lacanien, on n’a pas moins à s’étonner que tant d’analystes évidemment formés par Lacan, passent ensuite le reste de leur vie à expliquer qu’ils ne doivent rien à Lacan. Il y a deux fortes institutions qui sont fondées sur ce principe.


Ceci pour parler non pas des mœurs de notre métier, mais pour souligner que le fantasme s’y met en acte, et bien entendu principalement autour de la question de la filiation. On fantasme sans doute toujours qu’on est le fils préféré et fidèle, à moins qu’on ne fantasme qu’on est le fils d’un autre roi, ou le fils de personne. Le souci de poursuivre de telles démonstrations ne peut que conduire à la bêtise.


Et la bêtise on ne peut en sortir qu’en reconnaissant qu’on est personnellement la proie du fantasme, et qu’on n’évite pas le fantasme en attendant de la psychanalyse qu’elle l’exorcise. Si on n’étudie le fantasme que pour le débusquer, le traquer, le dénoncer, le réduire, on ne fait rien d’autre que céder à un autre fantasme qui serait celui de la possibilité d’un accès direct au réel. C’est cela finalement le fantasme de Jeffrey Masson. C’est cela aussi le fantasme de ceux qui attendent de l’enseignement de Lacan (celui de la fin bien sûr) qu’il donne le mathème du réel.


Copernic avait l’habileté politique peut-être, mais plutôt la prudence du savant quand il disait : « Je ne prétends pas que la Terre tourne sur elle-même, ni autour du soleil. Ce serait contre le bon sens. Mais j’en fais l’hypothèse, parce que c’est plus commode pour faire les calculs ! ». On ne saurait mieux dire ce qu’est la fonction du mathème, celle de faciliter les choses pour permettre d’aller plus loin. Mais sans pour autant prétendre qu’on aie un accès au réel.


Cette époque a fait un grand pas vers le réel. Jusqu’alors on considérait que les jeux de la lumière à travers l’eau, l’air, les marais, créaient autant d’illusions qui masquaient l’approche du réel. On utilisait pourtant les lentilles que les artisans [un mot illisible] fabriquaient, mais on ne les étudiait pas [un mot entre parenthèses illisible]. L’homme qui a découvert les lois du passage de la lumière à travers les surfaces optiques fut Kepler. Evidemment ça doit avoir un rapport avec le fait que lui-même était myope comme une taupe. Mais la découverte des dites lois de l’optique a permis bien des choses, et notamment à Galilée de construire sa lunette astronomique.


Le fantasme pour nous c’est un peu comme une lunette. Ça fait voir une réalité transformée, mais ça la fait voir tout de même. A cet égard il vaut mieux être myope, c’est-à-dire savoir que, sans lunettes, on ne voit pas, de toute façon, pas bien loin et pas bien net.


C’est donc pour la réhabilitation du fantasme que je suis venu plaider, mais sachant bien, - votre programme l’indique – que je suis venu prêcher des convertis.



L’ORGUE DE BARBARIE

(février 1980 - extrait)

Nous avons tous pensé à Prava d’orchestra quand eut lieu la dissolution de cette Ecole Freudienne que Lacan orchestra jusqu’à la fin. Mais si Lacan avait bien vu le film de Fellini, ce n’est pourtant pas cette actualité qui l’inspira. Delenda est Carthago fut le mot d’ordre donné par Lacan à ses fidèles pour achever la destruction du bâtiment qui se fissurait. Les uns, goguenards, se souvenaient que la formule avait échoué à venir à bout de la résistance de Londres en 1940. D’autres, exaltaient l’importance de l’enjeu, le discours psychanalytique qu’il fallait sauver comme Rome sauva la Civilisation. Tout cela laissait un certain malaise, celui-là qui, selon Freud, colle à la culture.


On ne peut douter que Lacan songeait plutôt à Polybe, attribuant cette pensée au vainqueur de Carthage :


 Et Rome aussi verra sa fatale journée *


Quatre fois au moins au cours de sa vie de psychanalyste, Lacan aura été l’agent, tout autant que la victime des scissions qui ont marqué le mouvement psychanalytique français. A chaque fois, les psychanalystes furent conviés à détruire Carthage au nom de Rome. Ils se rassemblèrent sous sa direction,


et puis, ils se mirent à parler, parler,**

parler, parler, parler.

On n’entendit plus la musique,

et tout fut à recommencer


Lacan ne se lassera sans doute jamais de dire :


Moi je joue de l’orgue de barbarie

et je joue du couteau aussi


Dans la cacophonie des bavardages, la seule Parole possible c’est parfois le couteau, dit Prévert. L’homme « tua tous les musiciens », et aussi, « il prit la petite fille par la main »… On peut préférer que Lacan joue de l’orgue, ou qu’il joue de la barbarie. Mais c’est un fait qu’il joue des deux. Il n’est pas un ogre de barbarie. Lacan a néanmoins été considéré par beaucoup comme un tyran pour son Ecole. Qu’il la fonde, qu’il la dirige ou qu’il la dissolve, on n’a voulu y voir que la marque de son arbitraire. Il est vrai qu’une telle image tient pour une large part à ce que nul autant que Lacan n’a su montrer l’homme comme une marionnette dont les ficelles sont les chaînes signifiantes. L’homme se soutient de son image dans le miroir où il jubile de se voir, si libre d’apparence, qu’il en oublie les fils qui le soutiennent et qui l’agitent. Cela, Lacan n’a cessé de l’enseigner. Aussi lui attribue-t-on un savoir, un pouvoir démoniaque… ou divin. Mais quand Lacan parle de l’homme, ou du psychanalyste, c’est aussi de lui-même qu’il parle. Quand il dit à son séminaire, en janvier 1980 : « je me range parmi les dupes », il rappelle à ceux qui ne veulent pas le savoir que ce sont les signifiants du discours psychanalytique qui le tiennent. Ce qui gêne chacun dans son rapport à Lacan, c’est qu’il se refuse à se montrer  “compréhensif ”, comme on l’est quand on est prêt à entrer dans les raisons de l’autre… pour ensuite n’en faire qu’à sa tête. Mais ce qui lui permet d’entendre quelque chose à ce qu’on dit, et parfois d’y répondre.


C’est pourquoi l’histoire de l’Ecole Freudienne ne se confond pas avec celle de l’enseignement de Lacan. C’est ce que rappelle brutalement la dissolution du 5 janvier  [1980]. L’enseignement public a commencé dès 1953 et même quelque peu avant. Peu importe finalement sous quel sigle : Institut de Psychanalyse, Société Française de psychanalyse, Ecole Freudienne de Paris, Cause Freudienne. Peu importent les lieux : rue Saint Jacques, Clinique des maladies mentales à Sainte Anne, rue d’Ulm, la Faculté de Droit. Le principe ordonnateur est toujours resté relativement contingent par rapport aux avatars du lieu de son énonciation. Et c’est bien à partir de là que doit être évalué ce qui s’est passé dans l’Ecole Freudienne comme aussi ce qui s’était déroulé auparavant.Les oppositions à l’enseignement de Lacan, si appuyées qu’elles aient été sur de fortes réalités institutionnelles et autres, n’ont jamais fait le poids par rapport à ce que constituait son séminaire comme frayage et comme mouvance, débordant à tout moment, et dès le début, le cercle limité de ceux qui se considéraient comme étant directement ses élèves. C’est la raison pour laquelle Lacan n’était pas, n’avait aucune raison de se comporter en tyran. Il lui suffisait d’assurer les conditions minimales pour que son enseignement puisse se poursuivre. C’est donc surtout par rapport à un fléchissement certain du séminaire de Lacan qu’il faut considérer la dissolution de l’Ecole. Fléchissement que certains parmi ses proches ont appelé « son fameux silence » et n’hésitent pas à cette occasion à se faire l’écho de ragots : « On dit que Lacan prend de l’âge » ; « Il a 80 ans, non 79 », etc. D’autres, prenant argument de cette difficulté pour contester la voie dans laquelle il orientait son enseignement : « Vous voyez bien qu’il s’emmêle les pieds dans les mathèmes ». Contestations peu sympathiques, mais qui témoignent de l’embarras de chacun devant le fait que Lacan semblait “sécher” devant le tableau noir, comme un élève devant son professeur.


Il me paraît plus intéressant de remarquer qu’une dimension bien importante de l’enseignement de Lacan a progressivement disparu depuis les années 70. C’est la dimension polémique. Elle a toujours été très forte, très vive, et si elle visait surtout une certaine conception de la psychanalyse, elle n’épargnait ni la philosophie, ni la médecine, ni les “sciences affines”. Elle n’épargnait surtout pas les propres élèves de Lacan qui se voyaient tancer vertement pour telle utilisation déficiente de son enseignement. Une bonne partie de la réputation d’autoritarisme faite à Lacan vient de là. On lui pardonnait mal de maltraiter autant les “bonnes volontés” qui l’entouraient. Et pourtant, Lacan ne prononçait pas d’exclusive, même dans des cas extrêmes où il y était incité par la pression d’autres élèves qui n’auraient sans doute pas été mécontents de voir l’élimination de quelque rival, bruyant sinon dangereux. C’était de la part de Lacan une position politique de directeur d’un mouvement opposé par principe à toute censure et convaincu que celui qui voulait s’éloigner de son enseignement finirait par s’exclure de lui-même. Mais Lacan tenait surtout à ce que sa position de leader ne le bâillonne pas lui-même et ne lui interdise pas de dénoncer des vérités parfois cruelles. La dimension polémique a surtout son importance si l’on ne tient pas pour négligeable la phrase de Lacan lui-même disant qu’on « reçoit de l’Autre son message sous une forme inversée ». C’est ainsi que, pour lui-même, en lisant, en écoutant des auteurs qui se disaient psychanalystes, et de surcroît lecteurs de Freud et de Lacan, il entendait surtout ce à quoi il ne pouvait souscrire. La polémique était donc pour Lacan le point d’appui à partir duquel il pouvait faire effectuer un pas de plus à l’élaboration théorique.C’était un des éléments du fonctionnement d’une symbolique, celle du discours analytique. Donc, nulle condamnation, nulle excommunication prononcée à l’égard de l’autre, nul enjeu narcissique. Et s’il arrivait à Lacan de dire que telle bourde était bien le fait d’un psychanalyste, ce n’était pas pour reconnaître de l’autre qu’il était un mauvais psychanalyste et ce n’était pas non plus pour dire des psychanalystes qu’ils étaient des imbéciles dont seuls certains pouvaient être sauvés par la grâce de son discours à lui, Lacan. C’était parce qu’il était attentif à suivre la démarche boiteuse du discours, n’échappant pas, du fait qu’il est psychanalytique, aux cheminements tortueux, par les voies de la dénégation, de la méconnaissance, etc.


Il me paraît de la plus grande importance de rappeler cette dimension polémique, parce qu’il est particulièrement important que le psychanalyste ne se laisse pas prendre aux pièges narcissiques qu’elle tend à tout moment. On ne la voit pas apparaître dans sa totalité dans une rédaction écrite, nécessairement non intégrale, des séminaires, d’autant plus que la polémique se nourrissait de tout ce qui se disait en d’autres lieux, publics ou privés. C’est tout ce dont est porteur le discours de l’Autre qui se trouvait inclus dans cette démarche. La perte de ce point d’appui polémique que prenait le discours de Lacan est allée de pair avec l’avènement d’une prudence de plus en plus grande de la part d’élèves de plus en plus soucieux de ne se manifester qu’à propos d’un point de détail ou relativement marginal ; par exemple, en se faisant eux-mêmes polémistes à l’égard de ce qu’ils estimaient être une déviance par rapport à l’enseignement de Lacan. Mais ça ne donnait pas du tout la même chose. Parce que là, on ne débouchait pas sur des aperçus théoriques nouveaux et féconds, mais on ne pouvait conclure que par une condamnation prononcée contre un auteur ou son œuvre ; le polémiste se faisant le défenseur d’une orthodoxie, voire l’agent d’une politique répressive. La polémique ne pouvait échapper aux jeux stérilisants de l’exclusion réciproque où le confort narcissique se comptait dans la vigueur plus que dans la rigueur. Ceci a fait le jeu des oppositions latentes qui, dans l’Ecole Freudienne, dénonçaient une atmosphère confinée, terroriste, rendant de moins en moins possible la libre discussion nécessaire au progrès des idées. Protestations qui n’allaient pas sans des excès qui faisaient, à leur tour, le jeu de ceux qui voulaient montrer que sous prétexte de liberté, on profitait de l’estrade que constituait l’Ecole Freudienne pour diffuser des idées qui n’avaient rien de lacaniennes. C’est ainsi que les psychanalystes se mirent « à parler, parler, parler (…) on n’entendit plus la musique, et tout fut à recommencer ». (…)


*Homère, Iliade : « Et Troie verra… »

**Jacques Prévert , Paroles, « L’orgue de barbarie »



LACAN ET SES ELEVES

(extrait)

Dans ce texte édité par le Centre d'Etudes et de Recherches Freudiennes (janvier 1982), Jean Clavreul revient sur la dissolution, deux ans auparavant, de l’Ecole Freudienne de Paris. Il évoque en particulier les problèmes posés par la transmission d’un enseignement.(Lire la Lettre de fondation du C.E.R.F)



Nous n’avons pas à nous dissimuler que ce sont des divergences profondes, radicales, qui nous séparent et vont nous séparer encore des autres qui se réclament de Lacan. En 1953, la Société Française de Psychanalyse, qui venait de se séparer du groupe de l’Institut de Psychanalyse, affirmait qu’aucune divergence théorique ne nous séparait de l’autre groupe. Ainsi chacun se déclarait-il freudien, et la toute nouvelle S.F.P se présentait comme la version “libérale” du groupe freudien. Même si on tient compte du fait qu’une telle déclaration se voulait surtout habile afin de préparer notre réintégration dans l’I.P.A, il faut tout de même se souvenir de la médiocrité d’une telle dénonciation qui méconnaissait les enjeux théoriques qui sous-tendaient la scission.

Aujourd’hui, nous entendons les mêmes fadaises. Il n’y auraient que des querelles de personnes et des enjeux de pouvoir à l’origine des conflits entre les “élèves” de Lacan. C’est sans doute la version que voudraient accréditer ceux qui préfèrent ne pas se compromettre et voudraient faire croire que le psychanalyste doit rester d’une sérénité olympienne au-dessus de la mêlée des passions.

A cette image d’Epinal, il faut opposer ce que fut la violence des positions de Freud et Lacan, toujours plus disposés à accentuer le tranchant des différences qu’à se satisfaire de compromis bâtards. La première scission significative concerne la rupture de Freud avec Jung. Elle est l’aboutissement d’un désaccord ancien. Jung a toujours voulu donner de la psychanalyse une version acceptable par le corps médical et plus généralement par la société intellectuelle. Freud, au contraire, ne voulait rien transiger et maintenait sans concession sa théorie sexuelle. Ce qui était en jeu concernait déjà le désir du psychanalyste. Celui de Freud était intransigeant et restait centré sur son expérience. Celui de Jung, au contraire, se pliait aux exigences d’un public qu’il fallait séduire et convaincre.



LACAN ET LES PSYCHANALYSTES


C’est donc une interprétation tout à fait discutable que celle qui nous est aujourd’hui donnée d’un Lacan ayant conquis sa place parmi les grands “penseurs” contemporains. D’abord parce que la psychanalyse, singulièrement sous l’influence de Lacan, est une critique radicale de la “pensée” et de “l’idéologie”. Mais surtout parce qu’il est certain que Lacan ne gagne rien à faire partie des stars de notre temps, où il occupe une place honorable mais fragile, alors que son influence a été beaucoup plus grande auprès des intellectuels à l’époque où il n’était pas fait un tel battage autour de son nom.

  C’est pourquoi nous devons dire notre complet désaccord avec Catherine Clément, dont le livre sur Lacan, du reste fort bien fait, restera un livre d’images. En effet, ce qui nous est présenté c’est une sorte d’image idéale, modèle identificatoire pour les analystes mais aussi pour les intellectuels auxquels le livre s’adresse. Le lecteur en retiendra de Lacan l’image d’une sorte de dandy particulièrement brillant, évoluant entre le surréalisme et la psychanalyse, amoureux des femmes passionnées au point de s’intéresser aux folles, amateur de jeux de société au point de mettre la psychanalyse en mathèmes…

Image séduisante, certes, mais comme produit d’un discours dont l’énoncé s’affirme clairement dans le numéro 3 de L’Ane, où C. Clément met en garde le lecteur contre les menées anti-intellectualistes, donc réactionnaires, qui seraient le fait de certains psychanalystes. C’est là une façon bien adroite de s’attribuer à soi-même l’étiquette flatteuse d’intellectuel et de discréditer à l’avance tout adversaire. Nul doute que le lecteur moyen ne comprenne quel camp il faut choisir si on veut avoir la paix. Nul doute qu’il ne soit séduit de ce que l’on flatte ses préjugés les plus éculés.

Parce que ce n’est pas lui qui se souviendra nécessairement de ce que Lacan a pu dire du “fool”, l’intellectuel de gauche, et aussi du “knave », l’intellectuel de droite. C’étaient, il y a plus de vingt ans, des propos qui venaient mettre un peu de trouble dans la bonne conscience de ceux qui n’osent plus s’appeler les clercs. On préfère aujourd’hui souligner avec J.A. Miller que Lacan a toujours été « en guerre contre les psychanalystes », en négligeant de rappeler qu’il leur reprochait précisément de se comporter incurablement en clercs, officiant comme n’importe quel médecin, professeur ou curé : il y a une critique radicale faite par la psychanalyse et qui concerne non pas le savoir, mais le rapport de l’homme à son savoir, c’est-à-dire la suffisance des clercs.

D’où l’injonction aussi freudienne que lacanienne de se soumettre d’abord à l’expérience. C. Clément comme J.A. Miller, son élève, devraient se souvenir que ce n’est pas si facile puisqu’il leur a fallu quelque dix années de fréquentation des milieux psychanalytiques avant de s’y décider. Le temps d’une vaccination ?

Ne laissons donc pas s’accréditer la sotte légende d’un Lacan, psychiatre besogneux, tenant séminaire dans un coin obscur de Sainte-Anne, et enfin révélé à l’admiration des foules grâce au génie de la découverte des jeunes normaliens. C’est depuis longtemps que Lacan faisait déjà école et que des philosophes comme des médecins s’étaient engagés dans la voie aride de l’expérience sans attendre dix ans que l’enseignement de Lacan soit devenu un succès confirmé.

Ceci n’a pas un simple intérêt anecdotique. Car, pour justifier son intérêt pour l’édition, l’ouvrier de la 11e  heure, en l’occurrence J.A. Miller, n’hésite pas à fournir une explication sur le retard mis par l’enseignement de Lacan à obtenir tout le succès mondain souhaitable. Cela serait dû à ce que des psychanalystes cherchaient à garder le précieux message à des fins personnelles dont tout le monde peut comprendre qu’elles sont aussi des fins mercantiles.

Le savoir psychanalytique, selon cette thèse développée aux journées de Delenda, constitue un métalangage dont se servent les psychanalystes pour donner sens nouveau, interprétation au discours du psychanalysant et aussi à tout discours soumis à leur sagacité. C’est ainsi qu’auraient fait les post-freudiens avec l’enseignement de Freud. Et c’est ce que s’apprêtaient à faire les lacaniens si J.A. Miller n’était venu y mettre bon ordre, au grand dam des psychanalystes qui, bien entendu, ne lui pardonnent pas.

Evidemment, les choses sont un peu moins simples parce que jamais ni les concepts, ni le vocabulaire freudiens n’ont constitué un métalangage. Bien au contraire, dès les années 50, aux Etats-Unis, mais aussi en France, c’est l’énorme diffusion des concepts freudiens qui a été une des principales raisons de leur dévoiement, diffusion non pas tant auprès du grand public que dans les milieux intellectuels. Qu’on songe, par exemple, à ce qu’il a fallu de bavardages stupides pour qu’un Sartre puisse affirmer « ne pas avoir de Sur-Moi ». Il fallut bien évidemment qu’un large consensus se soit établi pour réduire la psychanalyse à sa plus médiocre expression.

Aussi le travail de Lacan a-t-il consisté pour une bonne par à refuser cet usage inconsidéré des concepts freudiens, quitte à bannir pratiquement de son vocabulaire les termes de la 2e topique. Ce point mérite donc d’être précisé : jamais la psychanalyse n’a constitué un métalangage à l’usage des seuls psychanalystes, ni du temps de Freud, ni du temps de Lacan. Et surtout, à la légende millerienne selon laquelle la psychanalyse serait un métalangage, il faut opposer l’enseignement de Lacan selon lequel la psychanalyse est un discours.

Qu’on ne s’imagine donc pas que les psychanalystes montaient la garde devant la porte du séminaire Sainte-Anne pour éviter qu’on y entre. S’il n’y avait pas grand monde à venir à l’époque, c’est parce que Lacan n’était pas encore coté à la bourse des valeurs intellectuelles. Qu’on ne s’imagine pas non plus que les psychanalystes faisaient le siège des maisons d’édition pour éviter la publication des œuvres du maître. Au contraire, ce fut un vrai drame pour la revue Psychanalyse que d’avoir à talonner Lacan à chacun de ses séminaires afin qu’il se décide à remettre son manuscrit. Lacan avait horreur d’écrire, et toute publication avait des allures de pensum. Il ne cachait pas qu’il avait horreur de se relire.

Certes on ne peut que se réjouir du travail qu’a fait J.A. Miller et nous ne doutons pas de ses scrupules concernant le texte, le ton, la ponctuation dans la transcription qu’il fit de l’œuvre de Lacan. Toutefois, ce qui ne nous sera jamais rendu concerne une dimension essentielle et qui n’est pas rattrapable :

On n’a pas manqué de remarquer, et Lacan lui-même en a parlé, que ses œuvres qui ont paru si difficiles, voire obscures, au moment de leur parution, sont le plus souvent limpides au lecteur quelques 10 ou 15 ans plus tard. Comme on ne peut en conclure que le niveau intellectuel de la population est en constant progrès, on dit plus volontiers que Lacan a été constamment en avance sur son époque, lui-même ayant largement contribué, par son discours, à établir ce progrès. C’est là une affirmation très étrange, parce que le discours lacanien, considéré de cette façon, c’est très exactement le “discours prophétique” comme en parle M. Foucault. Et ceci contribue donc largement à constituer une légende de Lacan comme prophète des temps modernes, et à installer le public de ses lecteurs et auditeurs dans une attitude révérencieuse et dévote bien discutable.

Pour ma part, je reste perplexe devant ces gens (y compris moi-même), qui se mettent à comprendre Lacan si bien… ne serait-ce que parce que lui-même nous a mis en garde contre trop de hâte à comprendre. Il me semble plutôt que les signifiants lacaniens se sont peu à peu répandus, ont déjà été réutilisés de toutes sortes de façons, et nous sont devenus assez familiers pour que le lecteur ne se sente plus dépaysé à la lecture d’un séminaire ancien. Actuellement l’approche de l’œuvre de Lacan est précédée de plus en plus par une rumeur constituée par l’enseignement à l’Université et dès le Secondaire, par la critique philosophique et littéraire, la diffusion dans les médias, et, plus généralement, par tout le blabla répandu dans les milieux où l’on “cause”. Il y a du reste maintenant une officine spécialisée dans ce genre de travail et dont je ne parlerai pas puisqu’elle se charge elle-même de sa propre publicité.

Espérons que le travail sera bien fait, malgré les réserves que nous pouvons formuler, et surtout ne nous illusionnons pas sur la possibilité de donner une image plus juste que celle qui résulte des nécessités du genre. Il faut que Lacan soit “compris”, assimilable par le public auquel il est présenté, enseigné. Ce ne sont pas là des choses avec lesquelles on peut plaisanter : il faut assurer la vente de papier glacé, justifier les crédits de la “formation permanente”. Toutes sortes de considérations que ni Freud, ni Lacan, ne prenaient en compte.

Le deuil que nous avons à faire ne concerne donc pas tellement le Lacan des dernières années, dont les séminaires sont assez bien restitués dans le texte, puisque de toute façon la parole de Lacan était accueillie dans un silence religieux, comme la parole du prophète. Il pouvait certes arriver que la parole surprenne encore, mais, là encore, lisez le livre de C. Clément, vous verrez comment tout cela se transforme aisément en paradoxes subtils, avec quoi on peut à son tour briller dans les salons parisiens.

Pendant quinze ans, il n’en allait pas du tout ainsi, et c’est bien là qu’il faut situer cette fameuse résistance du psychanalyste qui, après tout, n’était rien d’autre que la résistance qu’on peut opposer à tout enseignement quand il s’agit de le mettre à l’épreuve. C’est-à-dire qu’il n’y avait ni le prestige d’un enseignement officiel à l’Université, ni la pression d’un large public admiratif pour vous faire considérer que toute parole venue de Lacan était précieuse. Bien au contraire, la plupart des autorités du moment vous mettaient nettement en garde, et même les compagnons de route de la S.F.P. semblaient plutôt gênés de leur trop encombrant collègue. Seule Françoise Dolto… mais elle-même était considérée comme aussi farfelue que Lacan.

Il faut donc dire qu’en fait de transfert… nous l’avions à l’œil, notre Lacan, c’est-à-dire que nous ne lui faisions pas une confiance aveugle. Presque tous nous étions analystes, et pour la plupart analysants de Lacan. Certains d’entre nous participaient à d’autres activités sous la direction de Lacan, en particulier ce contrôle collectif où se mesurait toute la portée de son enseignement.

Il ne suffit pas de relever la dimension polémique toujours présente à cette époque. Lacan nous parlait à nous, et savait à qui il s’adressait, c’est-à-dire, pour être plus précis, il savait ce qu’il avait à nous dire pour nous dérouter, pour attaquer de front nos préjugés, nos habitudes de pensée les plus enracinées. Et chaque année, tout était à recommencer, à reprendre, nous montrant par là que nous nous étions embarqués sur des rails. Notre résistance donc était un des éléments constitutifs de la relation de Lacan à ses élèves… Quelque chose de tout différent de ce qui s’est passé dans toutes les dernières années où alors les séminaires semblaient passer comme autant de coups d’épée dans l’eau, auprès d’un public qui ne se préoccupait plus d’en mesurer la portée.

On sait combien nombreux sont les élèves de Lacan qui ont, un jour ou l’autre, renoncé à poursuivre l’aventure… Mais ce qui est probablement le plus remarquable c’est que ces divers abandons restent d’un intérêt anecdotique, ne s’étant pas faits autour de divergences théoriques précises et insurmontables. C’est Lacan lui-même qu’on ne voulait plus suivre.

(…)



L’AVENTURE INSTITUTIONNELLE DE LACAN

(inédit, 2000, extrait)

Lacan nous disait à l’époque : vous avez tous 25 ans au moins, pour la plupart une formation d’études supérieures. Que signifie de vouloir vous apprendre, vous résumer des textes qui vous sont parfaitement accessibles ? Et il disait aussi : si nous nous intéressons à l’œuvre de Freud et de quelques autres, c’est moins pour le savoir qu’elles contiennent que pour le témoignage qu’elles portent sur une expérience qui est la même que la nôtre. Car Lacan situait exactement l’expérience de la psychanalyse comme étant celle de la parole et du langage. Les modalités du protocole de la dite expérience étant laissées à la liberté et à la responsabilité du psychanalyste. Ainsi reprenait-il la « talking cure » dans ses fondements. Et son « retour à Freud » n’était nullement l’enseignement de la deuxième topique, ni celui d’une mythologie du développement libidinal qui devrait rendre compte des aléas de la traversée des stades oral, anal, génital, jusqu’à l’accès à ce « genital love » qui était alors l’aboutissement suprême, la réussite permettant à un « moi fort » d’affronter le monde en parfaite position pour l’adaptation à la société. Ainsi la « théorie » qui était enseignée faisait de la psychanalyse une discipline permettant à celui qui s’y adonnait de devenir un excellent citoyen apte à participer à notre monde, aux idéaux de l’  « American way of life ».


Certains ont cru voir dans les critiques de Lacan les effets d’une méfiance bien franchouillarde à l’égard de l’Amérique qui, il est vrai, se vautrait à l’époque dans les délires du MacCartisme. Mais à notre époque de mondialisation, il est évident que la critique reste identique. Les post-lacaniens n’en font pas moins, même si c’est l’adaptation aux sociétés psychanalytiques qui a pris le relais. Quand on lit, quand on entend surtout des psychanalystes ne parler que du passage obligé par la castration, l’acceptation de la loi, etc, on se prend à rêver, aujourd’hui comme il y a cinquante ans, de Freud consacrant les dernières années de sa vie à nous expliquer que l’auteur même de la loi fondamentale, Moïse, était un imposteur, puisqu’égyptien, où si l’on préfère, que l’origine de la loi se fonde sur un meurtre, celui du père de la horde, et que la loi c’est finalement l’expression de la soumission à l’arbitraire d’un père féroce et obscène.


Freud n’a jamais cessé de pousser toujours plus avant les questions les plus fondamentales, ne se satisfaisant jamais des réformes provisoires que fournissait la théorie qu’il avait élaborée. Le « retour à Freud » a été le retour à une telle démarche cependant que l’un comme l’autre étaient suivis d’élèves désireux avant tout d’utiliser le savoir à des fins didactiques, pédagogiques, mais aussi thérapeutiques, éducatives, aux fins d’adaptation à la vie sociale. Il s’agit là sans doute d’une méthodologie, mais surtout d’une éthique, ce qui implique le désir du psychanalyste.


Ethique, le mot est tellement galvaudé qu’il faut s’y arrêter. Car ce n’est pas seulement pour faire plus chic, plus savant qu’on dit « éthique », là où il faudrait parler de morale ou de déontologie. Ce qui est attendu par les étudiants, par les malades, par le public, c’est qu’on leur donne des conseils, des indications, des règles, des lois (d’où le succès des sectes), si possible des lois qu’on pourrait prétendre « scientifiques », un savoir qui servirait de vade-mecum. On ne saurait condamner ceux qui répondent à une telle demande et deviennent ainsi des notables et responsables efficaces.


Pour la psychanalyse, l’éthique doit au contraire être reprise dans son sens originel, c’est-à-dire du côté de l’ethos, comme on parle de l’éthologie animale ; l’homme ayant cette particularité par rapport aux autres animaux d’avoir à rencontrer la morale, ce qui conduit la psychanalyse à s’interroger sur cette morale, le droit, la religion… ainsi que les raisons pour lesquelles les hommes s’y plient ou échouent à s’y plier. Mais ceci ne signifie nullement que le psychanalyste doive se faire l’auxiliaire de ces instances pour ramener dans le troupeau les brebis égarées. Bien plutôt, il doit poursuivre ses investigations : ce qui conduit Lacan à montrer que bien avant de rencontrer la loi (loi du père, loi de l’Etat), l’enfant rencontre le langage, qui a ses lois, et où il devra s’inscrire non pas seulement comme subissant ses lois (ce qui fait l’animal domestiqué), mais surtout comme « sujet », à la fois soumis à la loi et auteurs de ces lois, en tant que sujet désirant, et par là proposant, voire imposant à l’autre sa loi, la loi de son désir : Sade opposable à Kant et à sa morale du « célibataire ».


Il ne suffit donc pas de présenter Lacan seulement comme l’auteur « génial » d’une théorie particulièrement féconde, et ayant des difficultés avec les institutions psychanalytiques existantes du fait de la « résistance » des institutions à toute nouveauté. C’est bien une même position éthique, donc politique, qui le conduit à prendre des positions concernant à la fois la théorie et la pratique de la psychanalyse, et aussi son rapport aux institutions. Ceci est de la plus grande importance à comprendre si l’ont veut toucher à l’essentiel du ressort de la psychanalyse. Car il ne sert à rien de connaître tout Lacan et tout Freud si on n’y cherche qu’un peu plus de savoir, un peu plus de règles à respecter, un peu plus de normes à imposer. Bien au contraire ! Si c’est ainsi que l’on procède, on fait exactement ce que Lacan appelait  « l’envers de la psychanalyse », c’est-à-dire le « discours du maître ». C’est ce qu’ont fait aussi les post-freudiens avec l’œuvre de Freud, et tout autant les kleiniens avec l’œuvre de Mélanie Klein, et aussi beaucoup d’élèves de Dolto avec son œuvre. Le cas le plus extrême a été donné avec A. Green, qui après avoir longtemps fréquenté Lacan avant de rejoindre les rangs de l’IPA, a pu conclure que Lacan était un « moraliste ». Certes, il sous entendait qu’il était un moraliste au sens où on peut le dire de l’œuvre de Sade, mais c’est parce qu’il n’y lit que des injonctions du type « tu ne cèderas pas sur ton désir » (alors que Lacan n’a jamais rien dit de tel). Mais il est vrai qu’une telle assertion avait déjà été avancée par Jacques Alain Miller (il est depuis revenu sur ce point) dans le vent de folie qui soufflait au moment de la dissolution de l’EFP où se sont multipliées les injonctions, les anathèmes, comme il est de règle au moment où se constituent les sectes et les églises.


On remarquera que là où les psychanalystes font avancer la psychanalyse, ce n’est jamais en formulant des injonctions et des diktats, mais quand ils relèvent la question de l’objet du désir : chez Freud, bien évidemment ; chez Mélanie Klein avec les « bons » et les « mauvais » objets ; chez Winnicot avec l’objet transitionnel ; chez Dolto qui parle de la « poupée bleue » ; et bien entendu chez Lacan avec « l’objet a » qu’il n’hésite pas à situer comme étant l’agent des discours psychanalytiques. Cet « objet a » tel qu’il apparaît dans les tétrapodes de Lacan, c’est ce qui est produit par le discours du maître, c’est ce « reste », ce déchet, dont il ne sait que faire. En 1964, au moment où nous étions comme lui-même exclus d’IPA, Lacan m’écrivait : « Vous êtes un reste, et vous savez le prix que j’attache à ce mot ; c’est ce que vous avez de plus précieux, si vous ne l’oubliez pas ». Bien entendu, il ne s’agissait pas seulement de moi, mais de tous ceux qui avaient été comme moi écartés de la participation à l’IPA (à commencer par lui-même).


Ce qui doit être souligné, c’est la cohérence entre l’œuvre de Lacan et son rapport aux institutions, notamment psychanalytiques. Indépendamment du souci de faire sérieux, c’est parce que les psychanalystes considéraient l’accès au « genital love » et à l’« adaptation à la société » comme le but de leur discipline qu’ils ont fait des institutions conformistes, sur le mode universitaire traditionnel. Mais c’est en 1953 que Lacan indique lui-même le début de son enseignement qui est donc marqué d’une rupture avec le monde traditionnel. Ceci pour une raison, c’est que ce qui fait la loi (au sens de l’inconscient) c’est le rapport au langage. Aussi convient-il d’affirmer que ce qui a fait institution, pour le mouvement lacanien, c’est le séminaire de Lacan, soit donc pendant plus de deux ans… et l’aspect formel des institutions (IPA ; SFP ; EFP) auxquelles Lacan a participé n’occupe qu’une place secondaire. Quand Lacan a cessé de pouvoir poursuivre son séminaire, à la fin des années 70, il était bien évident que l’institution qu’il avait fondée n’avait plus aucune substance. Les pâles répliques de l’EFP qui se sont créées après la dissolution ont largement démontré depuis que Lacan avait tout autre chose à léguer qu’un squelette institutionnel. De même que l’héritage de Freud ne se limite pas à l’IPA, non plus du reste qu’à son enseignement comme professeur d’université.


Ce que Freud a institué, ce que Lacan a repris, c’est un mode nouveau de discours (ceci n’étant pas exclusif de ce que d’autres psychanalystes ont fait eux aussi) ; un discours qui ne laisse jamais oublier qu’il y a un énonciateur (à l’inverse du discours scientifique), cet énonciateur qui parle d’une expérience, de ses expériences où il a été subjectivement impliqué, et dont il n’est sorti qu’à la faveur d’une production théorique, toujours considérable, toujours difficile à appréhender pour l’auditeur et le lecteur, toujours insatisfaisante pour l’énonciateur lui-même. D’où une reprise, sans cesse, de la théorie constamment réénoncée d’un livre à l’autre, d’un séminaire à l’autre. Lacan disait toujours qu’il ne se relisait pas, cela lui donnerait trop de travail. Il confiait même qu’il avait une certaine répugnance à se relire. Bien évidemment ! Il n’avait qu’une hâte, c’était d’aller plus loin, de produire de nouvelles formulations, de nouveaux mathèmes. la seule façon que nous puissions avoir d’être respectueux envers de telles œuvres, c’est de les considérer avant tout comme des invites à poursuivre, à aller plus loin.


Non pas à se détacher de la lettre de  ce qui est écrit. Bien au contraire, mais en se souvenant de l’ironie que Lacan mettait dans le titre de ses Ecrits, en n’oubliant jamais que la lettre peut être volée, et que son destinataire n’est assurément pas celui qui s’en empare pour se l’approprier. Je déplore que certains disent si volontiers que la première génération de lacaniens a été faite des auditeurs de Lacan, et que la seconde est celle de ses lecteurs. Ce qui, dans le discours de la doxosophie ordinaire, signifie que les premiers lacaniens furent sous le charme, la séduction, en plein « transfert » en somme, cependant que les études sérieuses ne commencent qu’après. Car c’est là un des aspects les plus curieux et le plus déplorable des impératifs et des interdits qu’engendre le milieu psychanalytique : il faudrait en quelque sorte y montrer patte blanche et afficher en somme ni trace de névrose, ni surtout trace de transfert. On n’ose pas le dire tout à fait, mais on laisse entendre qu’à la fin d’une psychanalyse réussie, on n’a plus d’inconscient ! Alors que tout nous démontre, quand on observe les psychanalystes autour de soi, qu’il n’en est rien et surtout, sur le plan théorique, c’est une position absolument indéfendable que de prétendre à la possibilité même d’une psychanalyse finie, achevée, ayant réussi à produire un homopsychoanalyticus au-dessus de la mêlée des pauvres névrosés.




LE POUVOIR

(extraits)

Ce texte, issu du Bulletin n°1 de la Convention Psychanalytique, explicite le principe de regroupement qui a présidé à la fondation de la Convention (en 1983). Vous trouverez sur ce lien le texte de la Déclaration.



Si les associations psychanalytiques ne disent pas leur principe de regroupement, c’est parce que celui-ci est avant tout professionnel, corporatif. Et si la loi de 1901 est, dit-on, principalement au service des sociétés de pêche à la ligne, il faut convenir que pour ce qui nous concerne les sociétés psychanalytiques semblent vouées à la pêche à la ligne aux clients. Ceci à tous les niveaux : depuis le comité de réception (le CARDO à l’EFP) qui pêche le tout venant, jusqu’au sommet de la hiérarchie, spécialiste du gros poisson. Il suffit pour s’en convaincre de voir le fonctionnement des divers groupes : on ratisse large, et après on épure… afin d’assurer la respectabilité du groupe. C’est un principe de regroupement, où la hiérarchie est non pas subie, mais voulue par ceux qui sont en bas de l’échelle et participent ainsi par personne interposée, à la gloire de ceux qu’ils mettent eux-mêmes sur un piédestal. C’est ça qui fait ce qu’on appelle le pouvoir, cette collusion, cette sorte d’échange de bons procédés qui cimentent un groupe. C’est ça le conventionnalisme naïf auquel nous avons fait allusion dans notre « Déclaration », pour le rejeter.

Ce que nous imposons au contraire, c’est un minimum de consensus sur des principes théoriques. (…)

Je sais que beaucoup se méfient de la théorie comme source de terrorisme dans une institution. Il devraient plutôt se méfier des théoriciens ou de ceux qui se prétendent tels. La théorie n’est terrorisante que si elle ne s’avoue pas comme telle. Vous voyez par exemple avec quel soin jaloux les préposés à la diffusion en France des textes de Freud et de Lacan gardent sous le coude un grand nombre de textes. Avec cela, comment n’apparaîtraient-ils pas à bon compte comme supposés savoir ? La théorie n’est terrifiante qu’en tant qu’elle est méconnue. C’est cela même dont parle Freud quand il parle des « sexual theories » des enfants, celles qui se perpétuent à la faveur de la névrose. Le rôle de la psychanalyse, c’est de déjouer les effets de la répression, du refoulement qui continuent à opérer dans les institutions qui prennent le relais de l’institution familiale. Il ne suffit certes pas qu’une institution se déclare psychanalytique ou freudienne pour y échapper. Mais on est sûr de maintenir le terrorisme intellectuel si on se refuse à se prononcer sur ce qui concerne le champ de la psychanalyse, c’est-à-dire aussi les limites, si on ne dit pas sur quoi se fondent les principaux concepts, comment ils s’articulent. Et on aggrave encore ce terrorisme si on prétend contre toute évidence, que la théorie est une fiction. On laisse alors au pur arbitraire des notables le soin de décider de ce qui est psychanalytique et de ce qui ne l’est pas. (…)



L’HOMME QUI MARCHE SOUS LA PLUIE
Un psychanalyste avec Lacan

(Odile Jacob, 2007, 4e de couverture)

La psychanalyse met en cause notre façon même de construire nos idées et nos systèmes de pensée. Freud a été modeste en comparant la révolution psychanalytique à la révolution copernicienne. La psychanalyse touche à des problèmes tout à fait essentiels concernant l’homme et son destin », écrit Jean Clavreul au tout début de cet ouvrage en forme de testament intellectuel, dans lequel il livre ce qu’il appelle sa “mémoire psychanalytique”.

Il y dresse le bilan de la “révolution lacanienne”, restituant les nœuds de la pensée de Lacan et ce que l’école qu’il a fondée a apporté. Il propose aussi ses réflexions critiques, appuyées par une longue pratique, sur les grandes questions qu’on agite aujourd’hui autour de la psychanalyse : sa légitimité, son rôle social, son “efficacité”  thérapeutique, son fonctionnement interne.

Sur le mode de la causerie, le parcours et les méditations originales d’un des maîtres du lacanisme.